Lorsqu’on parle de territoire, on en vient très rapidement à vouloir le délimiter, à le repérer sur une carte pour pouvoir l’identifier. La biorégion n’échappe pas à ce besoin. Être en mesure de définir le quoi est forcément le point de départ.
Or, si on se réfère à ce que le concept comprend depuis sa création, la biorégion revêt au moins deux dimensions qu’il faut prendre en compte pour tenter de la circonscrire.
Si on s’en tient tout d’abord à la définition de Kirckpatrick Sale selon laquelle « la biorégion est un lieu défini non par les diktats humains mais par les formes de vie, la topographie, le biotope ; une région gouvernée non par la législation mais par la nature», il semble assez évident qu’une sorte de limite existe malgré tout et qu’il faut pouvoir la définir.
Mais si on ajoute à cela la dimension culturelle en référence à ce qu’en disent Peter Berg et Raymond Dasmann en 1977, soit que « ce sont les gens qui y vivent avec leur capacité à reconnaître les réalités du vivre in situ qui s’y pratique, qui peuvent le mieux définir les limites d’une biorégion », on se rend compte que tracer une biorégion sur une carte devient moins évident.
On se rend donc compte dès le départ que la définition de la biorégion s’oppose à la conception habituelle qui divise les territoires selon des limites administratives et politiques. En effet, on parle ici tout d’abord d’une portion d’espace terrestre dont les frontières sont définies par des éléments et des processus naturels, comme la topographie, la géologie, l’hydrologie ou encore le climat.
Selon cette approche, l’échelle emblématique de la biorégion est le bassin-versant, défini par l’espace géographique alimenté par un cours d’eau, ce dernier influençant la végétation et les êtres vivants qui vivent dans un lieu à l’état naturel. Les bassins-versants étant automatiquement lié à des déclivités, cela a historiquement aussi marqué la façon de les habiter, du moins avant l’avènement très récents de la voiture individuelle. Toujours est-il que ces territoires biorégionaux traversent le plus souvent les frontières administratives établies par les humains.
On y retrouve ainsi des écosystèmes spécifiques et uniques, des types de sols particuliers, des microclimats, et aussi des manières d’habiter propres aux territoires. Car l’histoire et la culture locale font intégralement partie de leurs identités… et dès lors de la façon d’appréhender les biorégions.
A côté des caractéristiques physiques réelles qui peuvent être vues, ressenties, mesurées et testées… une biorégion c’est alors aussi la manière dont les humains qui y vivent y « font territoire » !
En somme, nous pouvons envisager que les biorégions sont créées à travers la fusion de trois éléments différents :
Des frontières visibles, marquées
Les caractéristiques déterminantes d’une biorégion sont souvent des frontières bien identifiables et souvent nettes, bien marquées. Elles comprennent en premier lieu la géologie, la topologie, la morphologie ( influencées par les forces primitives telles que la tectonique des plaques, les zones de subduction, les zones de poussée ascendante…) provoquant des zones de fracture, des escarpements, des lignes de faille, des volcans, des chaînes de montagnes… Ces frontières strictes définissent généralement les limites externes physiques d’une biorégion. De ces caractéristiques ressortent la manière dont la zone est influencée par d’autres éléments – régimes de précipitations, bassins versants, vents, sédiments, régimes d’érosion.
Des limites douces, floues
De ces frontières nettement définies émergent des limites plus floues qui évoquent pourtant les choses auxquelles nous pensons lorsque nous pensons à notre « chez-soi ». La stratification biorégionale définit en effet les écosystèmes auxquels appartiennent les rivières, forêts, ruisseaux, sols, animaux, plantes… qui nous entourent au quotidien. Certaines de ces frontières auront encore des bords nets, et d’autres présenteront des conditions environnementales intermédiaires entre écosystème voisins. À partir de ces frontières plus douces, nous définissons souvent les limites internes à nos « territoires de vie ». Si un bassin versant peut par exemple être défini par des limites strictes dans sa partie amont, cela devient de moins en moins le cas au fur et à mesure qu’on s’approche de l’embouchure Et dans les régions de plaine où il devient difficile d’identifier les différents bassins versants, les paramètres géophysiques qui vont être les plus déterminants seront souvent moins nets et visibles (géologie, pédologie, régime de précipitation…).
La culture humaine :
A ces éléments physiques plus ou moins précis, il s’agit d’ajouter la culture humaine, soit la façon dont nous vivons dans un lieu et notre impact sur celui-ci. L’une des choses les plus importantes faites par les fondateurs du biorégionalisme (dont Peter Berg dès 1971) a été de réincorporer les êtres humains dans leur écosystème plutôt que de les considérer comme séparés. C’est important car les modes de vie humains sont capitaux pour appréhender les territoires. En effet, quelles que soient les frontières arbitraires, l’impact de la pollution, du changement climatique, des incendies, des inondations… de même que la régénération des écosystèmes indigènes, de la qualité de l’eau, de la santé des rivières et des sols, la protection des plantes et des animaux, sont autant de questions biorégionales car elles nécessitent des réponses adaptées à leurs spécificités… biorégionales.
Ensemble, ces trois couches définissent donc les contours d’une biorégion et permettent de comprendre en quoi elle représente l’échelle la plus adaptée pour se sentir physiquement quelque part, entouré d’un monde habité qui fait sens, qui nous nourrit, auquel nous pouvons contribuer et ainsi exister.
Car comme le dit joliment le philosophe Thierry Paquot « un territoire n’existe pas en soi, comme un legs de la géographie ou de l’histoire, il n’est pas donné, il résulte d’une relation sentimentale entre une population et un site et ne correspond pas seulement à une conception utilitariste ! »
Apprendre à vivre avec des limites floues…
Par conséquent, « les limites de la biorégion sont floues, et c’est important : il faut arrêter de penser comme si existaient des lignes toutes tracées », comme le précise Mathias Rollot, architecte et auteur d’un manifeste biorégionaliste, avant d’ajouter, « une biorégion, c’est à la fois la carte et un récit ».
Il ne s’agit en effet pas simplement de savoir où commence et où s’arrête notre biorégion, quelle serait sa taille et ses limites, mais aussi (et surtout ?) de savoir quelles sont ses composantes et leurs relations, ses caractéristiques et sa singularité pour tenter de définir ensuite les marges de manœuvre qui permettront de changer les choses et ensuite de le raconter afin d’inviter les habitants à nourrir la perception de leur territoire et par conséquent la relation qu’ils entretiennent avec lui.
… et des échelles entrelacées
En outre, il est important de concevoir les biorégions dans un assemblage d’ensembles différents. A l’intérieur d’une très grande biorégion (un bassin versant, un plateau), il est possible de découper d’autres biorégions plus petites. Et de répéter l’opération dans chacune, encore et encore, en fonction des façons de les habiter et de les vivre, car la vie se noue dans un entrelacement d’échelles et se joue des frontières.
Penser le territoire à l’aune du biorégionalisme, c’est donc l’envisager autant de façon locale qu’interlocale : nous partageons tous notre vie entre plusieurs biorégions.
Biorégionalisme n’a donc rien avoir avec localisme ni repli sur soi… comme nous le développerons dans un autre article. Si le biorégionalisme ramène le sens de « la communauté de vie » liée à un territoire, chaque territoire est lié à d’autres, comme ses habitants. Si le biorégionalisme commence à se comprendre au travers de ses limites, ses frontières, il s’explore ensuite par ses relations et ses interconnexions, internes et externes.
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Bibliographie :
Kirkpatrick Sale, L’art d’habiter la Terre. La vision biorégionale, Wildproject, 2019.
Mathias Rollot, Marin Schaffner, Qu’est-ce qu’une biroégion ?, Wildproject, 2021.
Mathias Rollot, Les territoires du vivant. Un manifeste biorégionaliste, Wildproject, 2023 (reedition).
Berg Peter (1978), Re-inhabiting a Separate Country. A bioregional Antholoy of Nothern California, San Francisco, Planet Drum.
Magnaghi Alberto (2014), La biorégion urbaine. Petit traité sur le territoire bien commun, Traduit de l’italien par Emmanuelle Bonneau, « Rhizome », Paris, Eterotopia France.
https://www.linkedin.com/pulse/bioregional-boundaries-brandon-letsinger/?trackingId=28Nz%2FKF%2BReKPNMKOOY%2BjMQ%3D%3D )
https://topophile.net/savoir/cartographie-bioregionale-la-methode-101/
https://topophile.net/savoir/ou-devenir-autre/
https://www.citego.org/bdf_fiche-document-2688_fr.html
https://www.liberation.fr/debats/2020/02/26/bioregions-et-au-milieu-coule-une-frontiere_1779711/



